Le blanchiment de la peau ou la forme la plus achevée de la haine de soi

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Conserver sa peau et démeurer belle., Photomontage : DR

Un reportage diffusé par la chaîne de télévision française France 24 – qui s’avère finalement un publi-reportage déguisé – a permis aux Camerounais de lever le lièvre d’un phénomène pourtant vieux et même banalisé : la dépigmentation volontaire de la peau ou le blanchiment de la peau ou encore le décapage. Un ensemble d’argots camerounais parle de « maquillage » « Njansang », « taxi jaune ». Les antillais parlent eux de « Neg marron » pour désigner en la valorisant une personne qui s’est éclairci la peau.

Le phénomène est remonté en surface lorsqu’une élue de la Nation et femme d’affaires dans le domaine de la cosmétique, a fait dans le reportage précité, la promotion d’une boisson  censée aider à l’éclaircissement de la peau. Puis joignant le geste à la parole, elle a ingurgité quelques gorgées de cette boisson devant les caméras. Et son teint plus que éclairci était là pour donner un témoignage de l’efficacité du produit.

Dès le lendemain de ce reportage, levée de bouclier dans l’opinion publique, chez les experts nutritionnistes et dermatologues et dans les réseaux sociaux des bricoleurs de la pensée où la polémique s’est faite hyperbolique. La plupart des spécialistes interrogés émettent des réserves sur ces produits  et n’hésitent pas à mettre l’opinion publique en garde contre  leur commercialisation. Tous sont unanimes pour dire qu’il s’agit d’un comportement à risque.

Un peu comme pour tirer les leçons de ce débat qui s’engage et s’annonce houleux,  et même heurté, le ministre de la Santé publique a d’abord, dans la foulée, publié un tweet dans lequel lui aussi met en garde l’opinion  contre ces produits. Manaouda Malachie écrit : « Sur le reportage, il faut noter que les données scientifiques ne soutiennent ni les allégations marketing au sujet des produits à base de Glutathione, ni la garantie de sécurité de son usage. Je déconseille vivement son utilisation et appelle à la réaction de l’ONPC et le SCD ».

Par la suite, la Ministre adresse des courriers à l’entreprise Nourishka, propriété de la parlementaire,  et à quelques autres entreprises du secteur qui font aussi dans la commercialisation des produits incriminés. Dans ces lettres, le Ministre dénonce « la violation de la réglementation en matière de commercialisation des complémentaires alimentaires et boissons diététiques ». Il leur demande de suspendre  « toute activité de commercialisation de tels produits sans une autorisation préalable de mon département ministériel, étant entendu qu’elle s’apparente  à une mise en danger de la vie d’autrui, répressible par le code pénal camerounais »

Dans la présente étude, nous allons escamoter quelque peu les empoignades  politico-juridiques qui s’annoncent dans l’espace public et les réseaux sociaux pour nous lancer dans les champs de l’histoire, de la sociologie et même de l’anthropologie, question de répondre à un certain nombre de  questions qui s’imposent à nous et que nous rappellent J. Laplanche et JB Pontalis : « Pourquoi le regard d’autrui devient-il aussi vital au point  que l’identité de la personne en est à ce point tributaire ? Pourquoi le surmoi est-il délogé et remplacé par un jugement étranger ? Pourquoi le sujet ne réussit-il pas à développer un regard intérieur autonome, à privilégier ainsi son propre regard sur celui d’autrui ? En fin de compte, devait-on compenser son stigmate ou le renverser ? »

En hypothèse, nous pouvons affirmer que : le blanchiment de la peau est une sorte de refuge  de la part de ceux qui ont validé  et assument désormais la suprématie de la race blanche vers laquelle ils veulent tendre. Les adeptes de cette pratique veulent seulement répondre à une demande de la couleur claire de peau de plus en plus croissante dans la société des Noirs. Par leur action, les décapés essayent de créer une identité nouvelle pour tenter d’échapper au stigmate de la peau noire qui les plonge dans un mal être insupportable. L’attitude des adeptes du blanchiment de la peau a été construite  et intégrée dans le projet hégémonique de la race blanche.

Le destin du stigmatisé

Le blanchiment de la peau par les noirs a été acté depuis que pour la deuxième fois, les chemins du Noir – désormais affaibli depuis sa sortie d’Égypte –  ont rencontré ceux des Blancs qui les ont vaincus et soumis à l’esclavage. Pour construire le mythe de sa suprématie blanche sur le Noir, les Blancs ont utilisé un certain nombre de subterfuges destinés justement à faire valider au Noir le statut de race inférieure. Parmi les stigmates que le Blanc a mis en avant et a réussi à amener les Noirs à les considérer comme un objet de dépréciation  de soi et avoir ainsi besoin de les gommer, il y a la peau noire, les cheveux crépus et dans une moindre mesure le nez épaté. Parmi les outils de communication utilisés pour diffuser ces stigmates, il y  a le cinéma, les médias et les productions littéraires.

Sur les arguments utilisés dans le cadre du stigmate de la peau, nous pensons que c’est  finalement les missionnaires blancs qui ont trouvé la formule imparable et la plus efficace pour pousser le Noir à détester sa peau au point de vouloir s’en débarrasser. Cela s’est passé par une représentation  des deux pôles de la religion que sont : Dieu et le diable. Les deux symbolisant respectivement le bien et le mal absolue. Ainsi, Dieu a été représenté par l’image d’un blanc aux cheveux longs et lisses alors que le diable a une peau noire, les cheveux crépus  et une queue.

D’autres raisons plus contemporaines de cette ruée des Noirs pour la dépigmentation volontaire de la peau évoquent le fait que « la clarté ou la rougeur de la peau est un marqueur de la beauté se rapprochant tendanciellement de la peau blanche qui exerce sur certaines personnes un attrait incontestable ». Les études sociologiques mobilisent aussi un certain nombre d’idées qui entourent le phénomène. Par exemple, l’attirance de la femme décapée pour les hommes et vice versa d’ailleurs. Le sentiment selon lequel « les femmes claires de peau auraient plus de valeur dans la société que leurs sœurs de teint noir ». L’idée selon laquelle, « la dot de la femme se fait en fonction de la couleur de la peau et que celle des femmes à la peau claire est plus élevée ».

Mais l’identification au diable reste le stigmate suprême porté contre le Noir qui, s’identifiant au diable par la couleur de sa peau, ne peut que chercher s’en débarrasser pour tenter de soulager ses souffrances en s’intégrant dans la société monde.  J. Laplanche et JB Pontalis nous rappellent que : « Le stigmate peut provoquer une blessure que le sujet s’inflige comme dans la scarification (…) La stigmatisation  signifie rejet et marginalisation, ce qui déclenche souffrance, culpabilité et/ou honte chez celui qui le porte et pitié et mépris chez celui qui est en face ».

Que l’on soit au temps de l’esclavage, de la colonisation ou de l’esclavage volontaire d’aujourd’hui  qu’on appelle immigration, les Noirs ont toujours reçus des stigmates de la part des blancs et malheureusement d’autres Noirs. On peut illustrer cela par les cris des singes qu’imitent les blancs dans les stades de football aujourd’hui et qui connotent clairement pour eux l’appartenance des Noirs à la race de certains primates. Cela n’a l’air de rien mais plusieurs joueurs noirs vivent très mal cette stigmatisation. On peut aussi relever le regard méprisant ou même l’absence de regard des hommes noirs à l’endroit des femmes noires qui ont conservé leur couleur noire de peau. Cela provoque aussi une certaine souffrance chez les victimes. Ce qui est tout à fait compréhensible car, « face au stigmate, l’amour de soi du stigmatisé, sa croyance en soi, son narcissisme déclinent ». Sans soutien, beaucoup sombrent d’abord dans l’autoflagellation ensuite dans la haine de soi et enfin dans des formes de mortification dont le blanchissement de la peau est l’un des symboles.

Nous pouvons relever le fait que les peuples qui sont plus portés à la dépigmentation volontaire de la peau sont ceux à identité faible ou ceux dans lesquels la colonisation menée par la race blanche a été la plus féroce au point de les déshumaniser. En Afrique, les congolais qui ont subi la colonisation brutale et inhumaine de la Belgique illustrent parfaitement ce peuple-là. C’est un peuple dans lequel, le blanchiment de la peau est un signe extérieur de réussite. Et pourtant, lorsqu’un peuple est solidement plongé dans ses racines, la stigmatisation peut être un puissant moteur de la valorisation de soi.

Du renversement du stigmate

Nous avons vu que la plupart des Noirs portent avec douleur et honte le stigmate de la couleur de la peau noire. Ce qui les propulse constamment dans un état de haine de soi qui « est l’une des conséquences mais aussi un facteur aggravant de la stigmatisation ».  Et pourtant, être stigmatisé n’est nullement une fatalité. On peut d’ailleurs en faire une ressource différentielle importante notamment en actionnant le renversement du stigmate. Michel Wioviorka nous « rappelle que le renversement du stigmate renvoie à un travail sur soi et à la confrontation de la société pour défendre et expliquer les avantages du multiculturalisme dans un enrichissement de la société. La fierté est retrouvée voire arborée. Le stigmate est en somme enrichi de nouvelles significations ».

Il faut dire pour s’en féliciter que dans leur immense majorité, les Noirs tournent le dos aux pratiques de dépigmentation volontaire de la peau même si certains continuent de sublimer même inconsciemment la peau blanche. Il leur arrive même de tourner en dérision les stigmates balancés par les tenants de la race blanche, réussissant ainsi un renversement du stigmate notamment en l’assumant car, « le stigmate, aussi réel qu’il soit n’est douloureux que dans la mesure où le sujet le considère stigmatisant ». Il peut arriver que le stigmatisé assume le stigmate et en fait un « symbole d’appartenance faisant partie intégrante de son identité ».

Pour illustrer ces affirmations, nous pouvons nous intéresser au cas des Noirs américains qui, après avoir subi de pires stigmates de la part de leurs maîtres dans une Amérique ségrégationnistes, ont créé à travers le  photographe américain Kwame Brathwaite le mouvement culturel et politique qui a inventé dans les années 1950-1960 le concept de « Black is beautiful ». Il s’agissait pour les Noirs américains et tous les autres Noirs du monde, de porter le stigmate des blancs comme un tatouage. Alors, « il est question d’estampiller  son appartenance au groupe, ses prouesses guerrières ou le nom et le portrait  des personnes auxquelles on est sentimentalement attaché ».

Ce travail de valorisation d’un passé glorieux des Noirs est porté par les Égyptologues afro-descendants réunis au sein du cercle Africamaat du Camerounais Salomon Mezopo et bien d’autres. On y voit ainsi défiler les monuments de ce combat tels : Théophile Obenga, Ama Mazama, Moléfi Asanté, Grégoire Biyogo, Mumabinge Bilolo, Omotundé… Avec eux et la prise de conscience qu’ils construisent, on comprend que « le stigmate peut devenir moteur : il aide à se rapprocher de ses semblables, à resserrer le groupe et à animer un combat social en vue de transformer la stigmatisation en intégration ». Par leurs enseignements, et surtout par l’accent qui est mis sur la grandeur de l’Égypte pharaonique, les Egyptologues redonnent goût à la vie à plusieurs Noirs, singulièrement ceux des Amériques et des îles, qui ployaient sous le poids  de divers stigmates. Et s’ils y réussissent, c’est sans doute parce qu’ils ont compris que « c’est en trouvant que la réalité est digne d’être connotée constructivement que le stigmatisé rebondira ».

Nous pouvons évoquer aussi le mouvement NAPPY apparu aux États-Unis dans les années 2000. Il s’est ensuite diffusé en Europe et en Afrique. Il fait référence aux femmes noires qui ont décidé d’arrêter et de conseiller à tous leurs semblables, l’arrêt du défrisage de leurs cheveux crépus. Ce faisant, elles appellent à la valorisation de ces cheveux. Il faut dire que ce mouvement veut contrer une autre haine de soi qui pousse certaines femmes noires à supprimer leurs propres cheveux et à les remplacer par des mèches lisses importées d’Europe et d’Asie. Ces mèches lisses dont le port les rapproche de la femme blanche et leur permet ainsi d’échapper au stigmate des cheveux crépus. Ayant ainsi réussi à faire de leurs cheveux naturel un facteur valorisant alors que les blancs en ont fait un stigmate, les dirigeants du mouvement NAPPY ont compris qu’il « est possible de renverser la situation et de faire du stigmate le point de départ d’une adaptation réussie et s’en servir pour sélectionner des choix propices de vie ».

Nous avons vu tout au long de cette étude qu’un Noir qui recourt à la dépigmentation volontaire de la peau répond à un stigmate originel porté contre lui par les membres de la race blanche. Son comportement est ainsi expliqué par la validation de la suprématie de la race blanche  et de la beauté conséquente de la peau du Blanc. Mais nous avons aussi vu qu’au fil du temps, les auteurs du stigmate de la peau noire sont en majorité des Noirs complexés qui, sublimant la peau blanche, stigmatisent eux aussi leurs congénères de la peau noire. Notamment en les ignorant dans la sélection de leurs partenaires.

Nous mettons cette étude en perspective en affirmant que le Noir stigmatisé a beaucoup à apprendre de la Chine et des chinois. En effet, longtemps stigmatisé et présenté comme la race des ouvriers du monde – la Chine étant qualifiée d’usine du monde – le Chinois a pu découvrir une culture traditionnelle chinoise (CTC) dense par son histoire et riche par les valeurs qu’elle transmet. Aujourd’hui, la croissance du nombre des instituts Confucius dans le monde et le nombre croissant des populations dans les pays occidentaux qui se mettent à la médecine traditionnelle chinoise sont le témoignage de ce que quelque chose a été renversée. Alors, la Chine a réussi par le renversement du stigmate à en faire une ressource géopolitique, géostratégique et même un symbole de puissance. En moins d’un siècle la Chine, qui avait subi de la part des puissances occidentales et du Japon des accords inégaux porteurs de toutes les humiliations, cette Chine-là est devenue  la première puissance économique mondiale en terme de pouvoir d’achat.

Etienne de Tayo

tayoe2004@yahoo.fr

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