I can’t breathe : le prix de la pitié, une histoire belge

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Christelle Nadia Fotso, fille du défunt richissime homme d'affaires camerounais, au marathon de New York. (DR)

Christelle Nadia Fotso a décidé de prendre part au marathon de New York afin de contribuer au combat pour l’élimination de l’arbitraire, de l’absurde, de la banalité et de la banalisation des lâchetés et des indécences. Son combat vise à placer le droit au centre du village planétaire, lorsque le sujet est le handicap, même si la personne concernée est de couleur et insolente.

Lorsque George Floyd se retrouve sur le goudron, la nuque écrasée par un policier qui il veut/doit le maîtriser quoi qu’il en coûte, il se débat comme un bon petit diable en hurlant : « I can’t breathe. » Autour de lui, deux autres policiers et une petite foule. Beaucoup regardent, d’autres filment. Certains ont le courage de protester. Cependant, personne n’intervient réellement. Ce qui se passe est dérangeant, révoltant même, mais accepté. Il meurt idiotement, scandaleusement et banalement. George Floyd n’aura d’avocats et de défenseurs déterminés qu’une fois devenu un symbole. Trop tard pour lui, ses droits seront reconnus et sa vie aura de la valeur.

A priori, j’ai peu en commun avec George Floyd. Oui, nous avons tous deux cette peau noire qui peut être problématique encore en 2022. Toutefois, nos différences sont tellement nombreuses que tout devrait nous séparer. Bien née au Cameroun, sans doute trop, avocate et écrivaine, j’ai toujours eu cette conviction libérale que mon éducation, mon parcours et mon travail me protégeaient du racialisme, cet essentialisme qui voudrait que tous les noirs, tous les Africains soient les mêmes, en faisant par conséquent des personnes en situation de handicap les pires des gueux. Je croyais que mon handicap serait compensé, même effacer par le travail et l’excellence sans comprendre que ce ne serait jamais automatique, une évidence. Ma toge, ma plume et mes masques blancs devaient me servir de bouclier contre un ordre établi qui écrase les faibles dont il n’arrive pas/plus à se servir. Il m’a fallu me faire amputer à Bruxelles pour réaliser qu’en dépit d’un patronyme lourd, d’une éducation réussie, d’un parcours plein, des livres, qu’il est possible de me réduire à une petite africaine qui boîte avec qui, contre qui, presque rien n’est défendu. Comme au Cameroun, en Belgique, la question a toujours été autre que le mérite, la décence et la justice.

I can’t breathe. Je me le suis répété tant de fois à La Hulpe…Maltraitée et marginalisée dans la résidence de l’Ambassadeur du Cameroun. Ma présence n’était plus souhaitée. Des instructions avaient été données pour me rendre la vie le plus difficile possible afin que je m’en aille en plein hivers. Choquée par tant de cruauté gratuite qui montrait que l’ensauvagement était possible partout, j’étais paralysée.

I can’t breathe…un lundi de Pâques et tant d’autres fois, je me suis retrouvée dehors sous le froid attendant qu’on m’ouvre la grille d’un château où on ne voulait plus de moi.

I can’t breathe. Puis l’Ambassadeur me menace par mail une dernière fois…Il a un enfant en situation de handicap. Je le prends enfin au sérieux et dégage en laissant mes affaires.

I can’t breathe. La grille se referme derrière moi qui béquille avec mon sac à dos, j’entends les rires et les moqueries de celle qui se fait déjà appeler « l’Ambassadrice. » Pour qui est-ce que je me suis prise ? Pour qui est-ce que je me prends ? Je ne suis qu’une infirme africaine. Rien d’autre n’a d’importance au Cameroun, en Belgique ou ailleurs. Tout est permis et justifiable contre moi.

I can’t breathe. Je me le suis murmuré et l’ai parfois hurlé tant de fois sans attirer les foules et sans que quelqu’un n’intervienne. Étonnamment en cette semaine du droit international, c’est l’ordre français des avocats de Bruxelles qui m’a réduite à une chose infirme et infecte qu’on tolère, mais qui n’a de droit, surtout pas celui d’être avocate. Je m’y étais inscrite à l’été 2014, parce que mon amputation avait été suivie d’une infection qui ne me permettait pas de retourner à New York. J’étais sur la liste des avocats étrangers et il n’y a pas eu de problème tant que je n’ai pas eu besoin de confraternité. Je me souviens du Bâtonnier du barreau de Bruxelles qui, répondant à celui du barreau de Paris fin 2017, m’intime de ne plus user mon titre d’avocat dans mes affaires personnelles sans convocation en prenant le parti d’avocats qui représentaient non seulement Victor Fotso, mais sa société parisienne et deux de ses enfants qui l’ont volé, violé, mis à mort, oui « njitapé ». Je me souviens de cette lettre handiphobe et haineuse signée par mon père que je montre à l’Ordre et qui estime que c’est une affaire privée après m’avoir « handicapée. » Il y a ce courrier que je reçois de mon père vieux, maltraité, affaibli, sous emprise concernant la Guinée Équatoriale écrite par son avocat parisien qui ne respecte pas les règles de son propre barreau. Je n’ose pas montrer au barreau de Bruxelles puisque je suis seule et qu’il n’y aura jamais véritablement de confraternité.

I can’t breathe…Cette consternation rageuse et impuissante que je ressens lorsqu’un confrère belge use de mon handicap contre moi et instrumentalise ses conséquences sans aucun scrupule. Le barreau de Bruxelles reste silencieux, lui donne ce qu’il ne m’a pu vraiment donner le bénéfice du doute et de la compétence. Confraternité, mon désamour.

I can’t breathe, ma stupeur lorsque le Bâtonnier du Barreau de Bruxelles d’aujourd’hui m’affirme qu’il n’est pas mon bâtonnier, que ma présence n’est tolérée que par courtoisie en confirmant comme l’avait dit son prédécesseur que je ne serai jamais avocate en Belgique.

I can’t breathe…des membres du Conseil de l’Ordre affirmant sans aucune gêne que je ne suis pas dans une organisation sociale, que je suis une fille de riche, ceci, cela pour me « désavocaniser, » ne jamais me regarder, et me traiter comme une consœur à part entière. Je suis entièrement à part. Je profite du système, paresseuse, incompétente, ceci, cela, pour ne jamais me voir, m’entendre, mais juger, condamner, et enfin exiger le presque impossible pour me sortir du barreau en faisant d’une question de droit une de charité. Coincée à vie dans ma rue case négresse. Le prix de la pitié est l’absence d’humanité qui rend des consœurs et des confrères anthropophages.

I can’t breathe. Ces visites aux urgences de la Clinique de l’Europe Sainte Elisabeth. Une ambulance m’y amène trois fois…Cela semble suspect… le personnel des urgences en a plus qu’assez de cette femme noire qui vient et se passe le mot. Je suis délaissée afin que je comprenne que je n’ai rien à faire là. Je perds du sang.

I can’t breathe. J’ai besoin d’aide, mais on me laisse dans mes vêtements ensanglantés en prenant le temps pour changer mes perfusions, et en ne me donnant à manger qu’au dernier moment.

I can’t breathe. Il y a ce je-ne-sais-quoi qui me poursuit : je suis une femme en situation de handicap, de couleur, sans complexe typique d’infériorité ; je sais d’où je viens et qui je suis. On me trouve difficile, arrogante et méprisante, moi qui dois faire tant d’efforts pour être digne du Dernier Bamiléké, brave, fière, surtout, surtout ne jamais montrer que j’ai mal. Éviter à tout prix de demander. Ma force déplait, dérange, agace et parfois provoque des réactions que je ne comprends toujours pas. Je prends. J’encaisse presque toujours particulièrement lorsque je m’en veux d’être en position de faiblesse.

I can’t breathe. Hospitalisation en enfonçant la porte…Gravement malade et nue, je n’ai pas de choix. Cela déplait que je sache le droit, mes droits ; les docteurs, les infirmières, dont beaucoup d’origine congolaise et le personnel, bavardent…

I can’t breathe. Ils sont parfois d’une méchanceté sans nom. On questionne mes facultés intellectuelles, mon état psychique parce que je refuse surtout de me faire enlever l’utérus. Pour qui est-ce que je me prends ?

I can’t breathe. Les plus impitoyables sont les « Congolaises » qui me montrent que ma place n’est pas là…

I can’t breathe. Soins reçus sans douceur. Les piqures du matin après une troisième opération, en 6 ans, faite sans ménagement…les perfusions…mes veines, mes veines…les points de suture sur mon abdomen qu’on m’enlève brutalement puis cet incident où voulant trop me faire, une rouvre la cicatrice. Je ne dis rien. Je ne peux rien dire.

I can’t breathe. Les commentaires, ces chuchotements, ces ragots, ces histoires qu’on propage et qu’on se passe trop facilement parfois entre confrères parce que c’est divertissant, souvent jouissif et confirme combien les barreaux peuvent être des institutions de lâcheté. Ces phrases criées dans les couloirs sur mon manque de probité par d’autres femmes africaines qui affirment avec confiance qu’elles savent qui je suis : « entre nous, on se connaît, elle joue la comédie et veut qu’on ait pitié d’elle ! »

I can’t breathe. Enfin, avant la fête nationale belge, un vigile de couleur pour m’expulser de la Clinique de L’Europe, Sainte Elisabeth. Samu social pourtant inaccessible en pyjama avec une prothèse qui ne fonctionne pas.

I can’t breathe. Il a donc fallu cette amputation de merde presque ratée en Belgique pour que je réalise qu’entre le monde et moi, il y a des préjugés, des malentendus, des non-dits qui mènent presque toujours au clash. Il y a surtout cette supériorité que permet la pitié et la charité. C’est sans doute pour cela que pour mon père comme pour moi, il est si difficile de demander et d’accepter de l’aide. Ce n’est pas que de l’amour propre, mais un réalisme froid et la force de l’expérience. Peu est gratuit pour une personne en situation de couleur. Il faut imaginer cela. Être rabaissé parce qu’on demande, qu’on a besoin et que tout de suite, le handicap devient tout, en permettant à tous, dans le meilleur des cas, de vous donner des leçons de vie, de droit, de morale, d’éducation. Cela ne s’arrête jamais là. On va toujours plus loin.

I can’t breathe. Je me souviens de cette avocate de couleur, membre du conseil de l’ordre, qui me disait que c’était justement le fait que je sois avocate qui rendra les gens plus durs. Elle l’a été sans aucune hésitation. En Belgique et ailleurs, entre noirs, entre Africains, personnes de couleur, on est trop souvent intolérants et impitoyables. On ne se connaît pas, mais on ne s’aime pas.

I can’t breathe explique mon marathon de New York. J’ai beau écrire des pages sur mon histoire, sur mes histoires. Elles ne changent rien. Il y aura toujours quelqu’un avec d’autres éléments, d’autres versions qui seront plus crédibles et plus légitimes en faisant oublier que disability matters. Femme noire, africaine…je suis mon handicap, un problème. Cela permet au Cameroun et à ses officiels de faire de moi une enfant gâtée et ratée qui n’a que ce qu’elle mérite …

I can’t breathe. C’est ce qui a permis au Bâtonnier du barreau de Bruxelles d’affirmer avec supériorité que l’Ordre en avait assez fait.

I can’t breathe…c’est ce qui permet à l’administration fédérale belge de me demander l’impossible et d’occulter le vécu et le handicap, car après tout, après tout, c’est compliqué, je suis difficile, ce n’est pas leur problème…

I can’t breathe…Le silence de confrères, du monde…des confirmations que ma vie n’a aucune valeur. Le handicap en Afrique n’intéresse qu’abstraitement, mais rarement concrètement. Les individualités ne comptent pas. Les gueux restent des gueux…

Faire le marathon de New York, c’est tout tenter pour dépasser cette idiote question de compassion qui empêche de parler de droits et de la loi. Tant de fois, on m’a fait payer tout acte charitable. Ne jamais me permettre d’oublier que mon handicap fait de moi une personne qui n’a pas de pouvoir puisque pour faire respecter la loi, il en faut.

I can’t breathe. L’Ambassadeur du Cameroun en Belgique ne s’est jamais demandé si ce qu’il faisait était légal ou juste décent. Il était puissant, savait qu’il pourrait se servir de sa générosité passée pour faire oublier le droit et me dégommer. Il pouvait aisément châtier sauvagement.

I can’t breathe. Le Bâtonnier de Bruxelles a eu la même intuition et compréhension. En avoir assez fait, puis lâcher, en sachant que les autorités resteront silencieuses. Le droit ne passera pas…Tout est permis. Le prix de la pitié est celui du sang.

I can’t breathe. Lorsque George Floyd se sent mourir, tout adulte et noir qu’il est, il appelle sa mère. « Mama, mama », geint-il, tel un enfant qui a besoin que celle qui l’a mis au monde vienne le défendre, le sauver.

I can’t breathe. Lorsque j’ai failli périr, j’ai d’abord appelé mon père parce qu’il était ma maman… Me rappelant qu’il était déjà mort, j’ai appelé ma génitrice. Parce qu’elle ne m’a jamais su être ma mère avant d’être une femme du monde, elle, qui a un frère aîné en situation de handicap, a répondu : « J’ai trop fait ! Je n’ai pas d’argent ! ». Quoi d’autre que de la pitié et de l’argent peut demander une personne en situation de handicap de couleur ?

I can’t breathe…Trop de monde et même une mère peuvent aisément affirmer qu’ils ont assez fait comme si c’est le sujet. Leur « normalité » les rend supérieurs et plus les sachant. Chose, être en soi, voilà ce que je suis en Belgique et ailleurs. Mes semblables et moi sommes des misérables ; nos vies appartiennent aux autres qui décident quand, et si bon leur semble, si nous méritons leur pitié et la charité.

I can’t breathe. Je me raconte pour les personnes en situation de handicap, surtout celles de couleur du continent africain qui ont rarement un état protecteur. Nous sommes impuissantes, prisonnières et piégées par nos histoires, nos failles, le regard et le cœur pas toujours intelligent de femmes et d’hommes même bienveillants qui se trompent souvent. Ils sont le sujet, les acteurs, nous les œufs que l’on casse pour faire l’omelette.

Le « I » est un « We. » We can’t breathe! Je n’arrive pas à respirer. Nous ne parvenons pas à respirer, à exister. Voilà, ce qui est au centre de mon combat et de ce marathon de New York. Devenir visible et audible…laisser parler le droit.

Consœurs, Confrères, avocats du Cameroun, d’Afrique, de France, de Belgique, d’Espagne, des États-Unis et d’ailleurs, Bâtonnières et Bâtonniers du monde, c’est d’abord à vous que je m’adresse. Il n’y a de confraternité sans un peu, un tout petit peu de solidarité et de noblesse.                                                  

I can’t breathe, we can’t breathe. Le marathon de New York afin que le droit soit au centre du village planétaire lorsque le sujet est le handicap même si la personne est de couleur et insolente. Éliminer l’arbitraire, l’absurde et la banalité des lâchetés et des indécences.

Chère Belgique, patrie de la compétence universelle, I can’t breathe et we can’t breathe. Respirer n’est pas une question de cœur, de sentiments, de charité ou de pitié, mais de droit. Est-ce qu’enfin vous me voyez ?

I cannot breathe, we cannot breathe. Est-ce que vous nous voyez ? Est-ce que vous nous entendez ?

Christelle Nadia Fotso

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