Requiem pour André-Norbert Ntonfo

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En hommage au Professeur André-Norbert Ntonfo

Dans notre fratrie, Norbert Ntonfo, plus connu du grand public sous l’appellation d’André Ntonfo et moi sommes nés, mais peu de gens le savent, de deux mères différentes mais d’un même père, fût-il spirituel, le nommé Louis-Marie Nkwayep.

Qu’il me soit permis d’entrée de jeu de souligner que tout témoignage contient nécessairement une lacune, le témoin intégral étant celui qui ne peut témoigner. C’est dire que ce qui suit n’est au fond que la manifestation de l’impossibilité de témoigner, cependant nécessaire, d’autant plus que l’ami est un autre soi-même avec lequel on partage le fait d’exister et c’est pourquoi l’amitié ouvre l’espace d’une communauté et d’une politique qui précèdent toute identité et tout partage.

Alors que je suis le produit de l’école publique, soumis aux travaux des champs et initié aux diverses facettes du métier de notre père, enseignant et directeur d’école, Norbert, quant à lui est envoyé à l’école catholique, puis à l’internat des séminaires et n’en sortira qu’après un an de scolasticat. C’est alors que nous nous retrouvons dans un duplex à Yaoundé où j’avais entrepris un an plus tôt des études de lettres. Norbert s’inscrit lui aussi en propédeutique lettres alors que j’entrais, quant à moi, en 2e année. Nous nous retrouvons, lui, moi et le frère aîné Emmanuel Mbouguen, étudiant en droit, avec qui je partageais déjà un plus petit appartement l’année d’avant.

Désormais, nous sommes donc sur une même trajectoire même si j’ai une petite longueur d’avance sur Norbert. Mais je comprends aussi assez vite que l’identité et les habitus de l’ancien pensionnaire des prêtres catholiques qu’il arborait et donc j’ignorais tout, étaient pas mal éloignés des miens, enfant de quartier, pour faire simple. C’est ainsi que je réalise assez rapidement que je me dois non seulement d’apprendre véritablement à le connaître mais aussi et surtout à comprendre qu’il avait dû séjourner, qu’importe les turbulences des luttes pour l’indépendance du Cameroun, dans un environnement moins rugueux que celui du « monde » où j’avais grandi. Avec Emmanuel Mbouguen, nous devions gérer notre vivre ensemble, cotiser pour payer le loyer, budgétiser notre alimentation et surtout faire le ménage et la cuisine à tour de rôle. Norbert n’hésitait point à contribuer au budget et à participer aux autres corvées. Mais lorsqu’il s’agissait de faire la cuisine, il proposa pudiquement de nous laisser son tour et de compenser en allant puiser de l’eau pour ravitailler la maison. Et voilà qui faisait l’affaire d’Emmanuel qui adorait jouer au chef coq même si Norbert finit par protester parce qu’Emmanuel se livrait à une stratégie que nous baptiserons « technique de l’enchaînement ». La méthode consistait à prendre le tour de Norbert et à préparer deux repas en un avec quelques variantes. Le frère Ntonfo trouvait le stratagème d’autant plus injuste que le ravitaillement en eau n’était point une sinécure ! Les malentendus se poursuivront lorsque vint le moment de songer à commercer de diverses manières avec la gent féminine. Alors qu’Emmanuel et moi discutions à cœur ouvert de nos approches de séduction, il fallait le bousculer pour qu’il lève le moindre pan de voile sur ses initiatives. Je n’en dirais pas davantage, car je fais confiance à vos imaginations !

A la fin de notre parcours à l’Université Fédérale du Cameroun d’alors, nous fûmes tous les deux téléguidés et soutenus par le très regretté professeur Thomas Melone pour poursuivre des études doctorales en France. Et c’est tout naturellement qu’au terme de son parcours et pour assouvir nos rêves d’explorer le monde, il fait une tentative d’insertion à Dakar (Sénégal), puis à Bangui (République Centrafricaine) alors que moi je suis en Amérique du Nord où j’essaie de mon mieux d’apprendre le métier sans oublier de le connecter aux divers réseaux professionnels de publications scientifiques. Ainsi en alla-t-il de sa thèse de 3è cycle publiée au Canada en 1982, de sa thèse d’État publiée aux USA en 1997 et de plusieurs articles de revue. Mais comme nous avions toujours ambitionné d’accumuler le savoir pour le mettre au service du Cameroun, il me précéda au pays et c’est naturellement chez le frère Norbert que je débarquai non seulement après ma soutenance de thèse d’État en 1981, mais surtout après mon recrutement en 1984. Obtenir un logement à mon retour fut une odyssée mais toute ma famille était au chaud dans l’appartement que le frère occupait avec sa progéniture à Mimboman.

Notre carrière à l’Université de Yaoundé dans les années 1980 et au début des années 1990 est une véritable épopée du fait que nous faisions l’objet de toutes sortes de soupçons d’une certaine hiérarchie qui nous accusait de tous les maux. Pour performants que nous puissions être, notre travail était presque constamment invalidé parce qu’on nous faisait grief d’être du même village pour ne pas dire de la même famille. Cherchez l’erreur!!!. Nous résistâmes comme nous avons pu, en construisant un bloc de rigueur, d’exemplarité et d’éthique dans l’exercice de notre profession. Pour tout dire, nous survécûmes grâce à la qualité de notre rendement et à la puissance de notre réseau de relations dans diverses universités dont l’un des temps forts fut notre séjour comme Fulbright Scholar à l’Université de New York à Albany, sous l’impulsion de la très aimable collègue Éloise Brière. Mais pourquoi ne pas vous le dire : lorsque je recommandai le frère Norbert pour prendre mon relais à Albany, il hésita longuement et quand je m’approchai de lui pour savoir d’où venait le blocage, il me répondit avec une imperturbable sérénité :  « j’ai seulement peur d’y aller et une fois mon installation achevée, d’apprendre que ma mère a passé l’arme à gauche ». Ainsi était le frère Ntonfo, parfois déroutant, déconcertant à la limite ! En tout cas, la vénérable Messeu Mefeu Kouaya, bien que grabataire, attendra patiemment le retour de son fils chéri pour rendre l’âme.

Ce sont nos va et vient entre les USA et le Cameroun et un certain ancrage dans l’environnement académique américain qui vont lui valoir sa production sur le football en commençant par Football et politique du football au Cameroun (1994). Je ne suis point un amateur de foot, n’ayant jamais mis les pieds dans un stade de football et ayant toujours été indifférent aux émissions s’y rapportant. Mais connaissant la passion du frère Norbert pour ce sport, je crois l’avoir toujours encouragé en tant que chercheur, à intellectualiser et à affiner par écrit son amour du sport dit roi au Cameroun. Qu’il disparaisse en pleine fête mondiale du football en ces mois de novembre/décembre 2022 est sans doute un hasard, mais peut-être une autre forme de Te Deum, un divin accompagnement !

Il me semble cependant que le summum de notre complicité aura été la création du Collectif Changer le Cameroun. Me souvenant de l’effervescence ayant animé au Canada le gouvernement souverainiste du Parti Québecois en 1976, je suggérais, au lendemain de la chute du Mur de Berlin (1989) suivi du Discours de La Baule (1990), la rédaction d’un livre blanc sur nos trente ans d’indépendance. Le frère Norbert avec qui je communiquais à demi-mot joua avec maestria, dans le style d’orfèvre qu’on lui connaît, le rôle de secrétaire de rédaction. À la publication, sous maquis, de Changer le Cameroun. Pourquoi pas ? (1990, 399 p.), premier ouvrage du collectif, le très méticuleux Ntonfo devint à la fois magasinier, comptable matières et diffuseur en chef de notre magnum opus. C’est aussi de lui que nous recevrons les anecdotes les plus croustillantes de cette autre aventure. Dans les multiples comptes rendus que le groupe faisait de l’accueil du brûlot, il nous rapporta comment nombre de dignitaires et pourtant élites intellectuelles de son entourage réagissaient à la parution du fameux ouvrage. Certains préféraient lui payer le prix de soutien du volume et lui faire cadeau de l’exemplaire dûment acheté au prix fort de peur d’être étiqueté de dissident si jamais un œil malveillant découvrait les traces de notre passage dans leur environnement. Libres à vous vous de juger cette catégorie de l’élite postcoloniale de notre pays !

De cette autre initiative intellectuelle naîtra l’Université des Montagnes qui a fait et fera couler pas mal d’encre. C’est le frère Norbert qui suggéra la devise « Toujours rechercher l’excellence ». Autant que je m’en souvienne, à l’époque c’était le latiniste en lui qui énonçait avec enthousiasme la formule « Semper Altissimo Ascendere ». Mais je crois que le coup du destin aura voulu que le projet révèle de très brillantes perspectives d’emplois et surtout l’illusion de faciles revenus financiers. Du coup, les camerouniaiseries et les non-valeurs ont triomphé du bon sens de certains acteurs opportunistes : la feymania et l’incapacité à travailler ensemble, l’esbrouffe et l’hypertrophie de l’ego, la vanité, la médiocrité et le désordre, pour tout dire un cocktail inédit de fumisterie s’est installé et a pris l’institution en otage. D’aucuns parleront de vandalisme à l’état brut ! Me souvenant alors d’un des principes cardinaux de notre père dans tout ce qu’il me faisait faire, à savoir la banalisation du matériel, la recherche infatigable du bien commun, du beau, du vrai, du juste et du bon, je préférai à tort ou à raison mon éviction du projet. Je ne perdais ainsi pas de vue le fait que dans certains cas, la revendication de la très haute pauvreté était déjà à notre époque en soi un défi lancé au droit, conformément aux enseignements reçus de notre père Louis-Marie Nkwayep mentionné plus haut. Je ne sais pas comment mon frère a pu survivre au milieu des charlatans et des prédateurs d’une inénarrable férocité, mais au soir de sa vie, ensemble, nous avons tiré un trait. En tout cas, l’heure de démêler l’écheveau ou de faire un bilan, si sommaire fût-il, était passée. On en était au bouclage ! En effet, lorsque l’ange de la mort vient nous l’annoncer, seul celui qui comprend l’innocence du langage entend aussi le vrai sens de l’annonce et peut, éventuellement, apprendre à mourir, comme dirait le philosophe.

Norbert,

Nous avons vécu en frères et nous nous sommes entraidés pour servir nos familles, le pays et travailler à l‘épanouissement de notre prochain. Pour moi, tu avais toujours été la voix du bon sens et des compromis raisonnables, veillant sur mes intérêts autant que je pouvais veiller sur les tiens. Il me souvient même que lorsque tu trouvas une parcelle de terrain pour te construire une maison, tu n’hésitas pas à m’appeler pour me proposer un espace connexe. Seule la superficie ne me convint point. Notre père Louis-Marie Nkwayep s’en est allé il y a bientôt 40 ans mais tu avais continué à rendre visite à ma mère et c’est ensemble qu’on l’a enterrée il n’y a pas si longtemps. Comme je crois te l’avoir dit à notre ultime rencontre, sois en paix auprès d’eux et avec eux. Plus que jamais avec toi, je crois avoir appris que la fraternité est avant tout et par-dessus tout une question de valeurs en partage. J’aurai aussi appris que « les amis ne partagent pas quelque chose (une naissance, une loi, un lieu, un goût) : ils sont toujours déjà partagés par l’expérience de l’amitié. L’amitié est le partage qui précède tout autre partage, parce que ce qu’elle départage est le fait même d’exister, la vie même », comme l’écrit le philosophe Giorgio Agamben dans sa glose sur l’amitié.

Et de ce point de vue, aucune contingence de notre passage sur terre ne saurait se situer au-dessus des valeurs suprêmes que nous avons reçues de nos parents. Que le Tout-Puissant te bénisse et puisses-tu, dans l’avance que tu as prise, traverser jusqu’à l’autre rive sans le moindre heurt ! Certes, dans l’environnement délétère qui est le nôtre, nombre de Camerounais, dans leur insolente fatuité, se comportent plutôt comme des spinozistes primaires et ne semblent point douter de leur éternité sur terre. Mais puisse ton départ rappeler à tous nos proches et nos « amis » vivants, notre commune vulnérabilité en tant qu’êtres humains, et que nous ayons le courage et la lucidité de profaner l’improfanable, tâche politique de la génération à venir. Enfin, pour la postérité, puissent nos semblables méditer sur la signification de l’amitié/la fraternité comme étant un partage purement existentiel, et pour ainsi dire, sans objet : l’amitié/la fraternité comme le consentement au pur fait d’exister.

Dans l’esprit du travail de mémoire, complété par celui du deuil, et guidé par l’esprit de pardon, notre aventure commune aura eu l’ultime mérite de m’éclairer sur la définition que Foucault donnait à la vie : capable d’erreur, la vie aboutit avec l’homme à un vivant qui est voué à « errer » et se « tromper » !

Adieu frère et que tout le long de ton parcours le vent que tu rencontreras ne soit pas plus qu’une légère brise parfumée !

Ambroise Kom

Décembre 2022

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