Tout a commencé par une série de photos et de pratiques à caractère pornographique partagées sur la toile par une jeune camerounaise au prénom virtuel de Cynthia. Celle-ci, comme une araignée, a tissé ses lianes érotiques de nos yeux au moindre taudis câblés des villes africaines. Elle a irradié nos cerveaux à la fois azimutés par les contenus torrides et avides d’en déguster plus en cliquant sur les liens. Puis des influenceurs et autres « stars » de la toile ont pris le relai. Certains pour condamner Cynthia, d’autres pour en faire le prototype de « l’académie camerounaise des prostituées millionnaires » roulant carrosse. La suite de cette histoire a été l’invitation de la maman de Cynthia sur le plateau d’une grande télévision camerounaise. Son plus récent épisode est l’incarcération de la jeune femme à la prison centrale de Yaoundé.
Force est cependant de reconnaître qu’expliquer Cynthia comme cas sociétal et social demande plus que nos lamentations moralisatrices, nos condamnations faciles et l’incarcération décidée par le pouvoir judiciaire. Lamentations, condamnations et incarcérations restent non seulement à la surface des choses sans en pénétrer la profondeur, mais aussi se contentent d’écoper l’écume des eaux sociales camerounaises usées au lieu de débusquer les causes décisives susceptibles d’inspirer des politiques publiques capables de protéger la société camerounaise/africaine de la pollution culturelle dont Cynthia n’est qu’un produit parmi tant d’autres. Cynthia Atangana, lit-on ici et là, aurait juré de devenir influenceuse à succès comme ses compatriotes « Nathalie » et « Coco » dont les vies et trajectoires très peu catholiques sont désormais connues même des Camerounais et Africains aveugles. Et Cynthia est en train de réussir. Tristement diraient certains. Mais de réussir tout de même, du moins dans une première étape purement médiatique où nul ne peut douter que pour une influenceuse, une réussite est très souvent une histoire triste et de mauvais goûts sur le plan des mœurs. À cette aune, Cynthia est déjà célèbre au Cameroun où circulent en boucle ses images dans les réseaux sociaux, où sa mère intervient à la télévision et où une femme politique camerounaise lui propose un contrat comme planche de salut alors que le pouvoir décide de son incarcération. Mais avons-nous, au lieu de faire du juridisme, pensé Cynthia comme un cas social et un produit culturel de notre temps ? Avons-nous, en tant que société camerounaise/africaine, compris ce qui nous arrive et fait de nos réactions autant que du comportement de Cynthia des faits stylisés du nouveau régime culturel du capitalisme ?
Répondre à ces questions exige de penser Cynthia afin que la société camerounaise en particulier et africaine en général puisse maîtriser les contours du nouvel âge culturel du monde et se prémunir contre ses dérives. Mon raisonnement se base sur l’hypothèse suivant laquelle parents, enfants, adolescents et sociétés, et cela à des degrés divers au Nord et au Sud, sont confrontés aux effets complexes et vertigineux du nouveau régime culturel du capitalisme. Qu’est-ce donc que ce nouveau régime culturel ?
Le nouveau régime culturel du capitalisme
Le capitalisme est un processus incessant d’accumulation, d’innovations et de crises. C’est une forme d’économie où les acteurs (individus et organisations) vendent pour réaliser des profits. C’est, historiquement, une économie qui ne se développe pas sans un régime culturel précis censé construire le type de sociétés, d’individus et de comportements nécessaires à son essor. J’entends donc par régime culturel du capitalisme, un ensemble de pratiques, de valeurs, de mœurs, de technologies comportementales et d’habitudes dominantes dans une période donnée d’un type de capitalisme et à travers lesquels celui-ci se reproduit comme culture globale en donnant naissance à une forme de société compatible à ses intérêts. Aux XVe siècle, le commerce, l’or, l’argent, la religion et le racisme ont servi de régime culturel au capitalisme mercantiliste quand l’individualisme, l’autonomie, l’intensification du travail, l’urbanisation, la centralisation politique, la sécularisation et la colonisation ont été les lignes de force du régime culturel du capitalisme industriel dès le XVIIIe siècle. Les services, divers capitaux humains et les savoirs ont marqué le capitalisme post-industriel et ont contribué à donner leurs lettres de noblesse à l’éducation, aux savoirs, à l’école républicaine et à l’individu comme des moyens de réussir par le mérite, de sortir les pauvres des bas-fonds des sociétés et de limiter les conflits violents entre les très riches et les très pauvres à travers la naissance des classes moyennes.
La plus récente mutation du capitalisme mondialisé est sa version numérisée encore appelée « Le capitalisme de surveillance », titre du célèbre ouvrage de Shoshana Zuboff. Le nouveau régime culturel du capitalisme est donc celui compatible avec le capitalisme de surveillance, c’est-à-dire un capitalisme qui, en s’dossant sur l’essor planétaire de l’industrie numérique, prospère sur un principe d’une simplicité enfantine : extraire les données personnelles et vendre aux annonceurs des prédictions sur le comportement des utilisateurs. Mais, pour que les profits croissent, le pronostic doit se changer en certitude. Pour cela, il ne suffit plus de prévoir : il s’agit désormais de modifier à grande échelle les conduites humaines. Ainsi, en utilisant les nouvelles technologies de l’information et de la communication, chaque organisation et chaque individu participent à cette nouvelle économie dont le principal facteur de production est l’information que ce nouveau capitalisme détient et produit sur les individus et les sociétés via un jeu d’offre de capteurs, de gadgets et d’algorithmes comportementaux qui, finalement, nous rendent des services autant qu’ils façonnent nos consommations, désirs et habitudes. Les photos dénudées et sexuelles de Cynthia participent donc, autant que tout son, image et discours que nous mettons en ligne, tant à l’effacement des frontières entre le public et le privé qu’à la naissance des fameuses créatures virtuelles qui constituent ce qu’on appelle la réalité augmentée. Cynthia, au sens de personne humaine réelle vivant dans un quartier de Yaoundé n’est plus que cela. Elle est déjà aussi sa version étendue, hollogrammique ou augmentée représentée par ses photos pornographiques dans la toile. Tel est aussi le cas de « Nathalie » et « Coco », les influenceuses camerounaises les plus en vue, et aussi de nous tous dans nos domaines respectifs. Le capitalisme de surveillance fait non seulement naître un double de chaque société mais aussi un double de chacun de nous. D’où le caractère vertigineux de cette nouvelle culture du capitalisme car le double virtuel peut soit rendre prospère son alter ego réel, soit le ruiner, soit se confondre à la vie réelle, soit brouiller les frontières entre la vie réelle et la vie virtuelle. La jeune femme Cynthia se trouve prise dans les vents tumultueux et tourbillonnants de ce nouveau régime culturel au sens de force planétaire numérisée qui happe chacun de nous à des degrés divers de dédoublement suivant nos inclinations.
La prospérité du vice
Le nouveau régime culturel dont je parle garde une constance historique du capitalisme : la prospérité du vice. Le capitalisme de surveillance constitue un turbo au caractère vicieux très ancien du capitalisme historique. Qu’est une influenceuse camerounaise ou mondialisée si ce n’est très souvent une prime payée au vice et/ou le triomphe d’une culture de l’argent qui transforme tout en marchandise, se situe au-dessus de toute autre valeur et devient, comme le disait Karl Marx, une prostituée universelle ? Le nouveau régime culturel du capitalisme met en lumière un ensemble de facteurs multiplicateurs de la prospérité du vice. Énumérons, sans être exhaustif, cinq d’entre eux.
Premièrement, l’absence de considérations morales dans les pratiques car seule leur capacité à générer de l’argent compte. Les photos pornographiques de Cynthia sont donc de la pure marchandise pour des sites pornographiques qui peuvent en acheter et les utiliser comme des supports d’annonces publicitaires qui génèrent de l’argent à Cynthia. Les mêmes photos sont des produits de marketing pour blogueurs, influenceurs et coachs dont l’affluence des espaces virtuels est en corrélation positive avec leurs gains économiques. Les photos de Cynthia comme produit économique sont exactement la même chose qu’un livre que publie une influenceuse sur ses aventures sexuelles et gagnent de l’argent dessus : l’argent n’a jamais eu une odeur pour le capitalisme, cela est encore plus renforcé avec l’économie numérique où les images, les sons et les paroles deviennent des produits marchands d’autant plus porteurs qu’ils sont vicieux.
Deuxièmement, l’effacement/la confusion entre le privé et le public puis entre le virtuel et le réel, fait du nouveau régime culturel le support d’une économie où la frontière entre bonnes mœurs et mœurs dépravées, entre valeurs et contre-valeurs est complètement brouillée. Ce phénomène est très prononcé dans la génération internet à laquelle appartient Cynthia. Née avec les réseaux sociaux comme seconde nature, ces jeunes ne savent plus la limite du dicible et de l’indicible, du faisable et de l’infaisable, de l’autorisé et de l’interdit puis du réelle et du virtuel. Cynthia est presqu’amusée par le courroux que ses photos provoquent chez certains Camerounais car elle prend ce qu’elle fait pour une habitude, un style de vie ou une téléréalité.
Troisièmement, le marché des corps. Nous avons en mémoire les esclaves qui ont alimenté les profits plantureux du capitalisme depuis cinq siècles via un marché mondial aux esclaves. Le nouveau régime culturel du capitalisme de surveillance renforce cette réalité de nos jours. L’industrie de la mode est une vente et un achat des corps (top models) sur son entendement esthétique quand l’industrie pornographique est un marché des corps au sens sexuel du terme. Alors que, de mon temps, un camarade pris au lycée avec un vieux journal pornographique était pur et simplement radié, de nos jours, il suffit d’un clic pour que des adolescents de l’âge de Cynthia tombent sur des centaines de sites pornographiques où des corps nus en ébats sexuels de tous ordres sont le menu principal. Si tous les jeunes ne pratiquent et ne dérivent pas, il faut avouer qu’ils n’ont ni la même éducation ni la même capacité de résistance et de discernement. Le corps-travailleur, le corps-sexe (sexe en ligne, à distance par webcam interposées, prostitution, pornographie) et même les corps forts (Patrice Ngannou) sont des marchandises dans un monde capitaliste qui rémunère ceux qui décident de les utiliser à cet usage. Pour le nouveau régime culturel du capitalisme de surveillance, il n’est pas du tout considéré comme vicieux de gagner sa vie en se prostituant, en cognant sur ses semblables ou en vendant des vidéos pornographiques. C’est ce marché mondial du corps devenu sans limites grâce au caractère extensible à l’infini de sa dimension virtuelle qui atteint Cynthia sans qu’elle en ait conscience.
Quatrièmement, la promotion de fausses et éphémères valeurs qui font pourtant gagner de l’argent à ceux qui les véhiculent. Les corps des influenceuses et des influenceurs, leurs gardes robes/costumes, leurs voitures, leurs conquêtes amoureuses, leurs strass et paillettes deviennent une fausse culture basée sur de fausses valeurs qui éblouissent les jeunes éberlués et stupéfaits sur l’argent facile en montrant ses fesses, ses muscles, ses pitreries ou ses séjours dans des hôtels de luxe. Savoir compter, lire et écrire ne compte plus quand le compte en banque se remplit par des pratiques sollicitant moins nos méninges que nos vices. Le musicien Happy d’Effoulan dit à qui veut l’entendre qu’il n’a pas le BAC mais son compte en banque est plein d’argent. Le Cameroun est désormais dans une culture de l’argent pour l’argent…
Cinquièmement, un autre facteur multiplicateur de la prospérité du vice est la réalité augmentée. Elle fait de la terre entière le terrain de jeu de la génération internet. Les jeunes hyperconnectés et Cynthia en fait manifestement partie, évoluent dans un monde virtuel sans Etats. Ce monde virtuel fait d’eux des citoyens réels d’un monde irréels pris comme leur terrain de jeu libre. Les jeux vidéo par exemple font perdre la notion de lois et de règles étatiques aux jeunes. La mondialisation, au sens de monde sans Etats, sans lois et sans contraintes souveraines, est virtuellement réalisée par les nouvelles technologies. Elle est le propre de plusieurs jeunes qui, comme Cynthia, ne comprennent pas qu’ils soient rappelés à l’ordre par un Etat réel dans lequel ils ont cessé de vivre pour un autre virtuel plus libre. Le monde virtuel de Cynthia c’est la fin des Etats, la fin des interdits et des territoires souverains transformés en simples cartes de jeu interchangeables.
Que faire pour limiter les dégâts ?
Dans une vidéo, l’humoriste français Fabrice Eboué dont l’un des parents et camerounais rend compte, ainsi qu’il suit, des difficultés des parents dans le nouveau régime culturel dont je parle : « Tu vis dans une société aujourd’hui où les gens font médecines, ils font 10 ans d’études et ils gagnent 3000 à 4000 euros pars mois après des années d’études où on te dit c’est la voie royale. Ils ont passé des concours ils ont fini dans les premiers et tu as des meufs qui montrent leurs culs dans Instagram et gagnent 40.000 à 50.000 euros pars mois. Et de plus en plus du vois ça et je suis comme tous les parents, je suis démuni. C’est quoi le juste milieu ? C’est quoi le juste milieu dans cette société où on valorise de plus en plus le paraître, le manque de travail, le tout, tout de suite ? Qu’est-ce que tu dis parce qu’il faut être malgré tout compétitif. Tu as envie de protéger tes enfants des réseaux sociaux mais les réseaux sociaux aujourd’hui c’est l’outil de travail quasiment le plus important de communication ».
Fabrice Eboué qui vit en France s’inquiète dans cette déclaration de son rôle de parent dans un tel monde où les nouvelles technologies sont un Pharmakon, c’est-à-dire quelque chose qui sert à la fois à la fois de remède et de poison. Mais Fabrice Eboué est Français et vit en France dont le positionnement par rapport au capitalisme de surveillance est plutôt un positionnement de leader et de locomotive. Le Cameroun, d’autres pays africains et leurs sociétés sont dans une situation différente, celle de wagon, de marché d’actions et de consommateurs des produits de ce nouveau capitalisme. Ses effets ici sont plus dévastateurs. Si l’Africain est devenu esclave avec le capitalisme mercantiliste puis colonisé avec le capitalisme industriel, Cynthia, sans le savoir elle-même, est un corps-sexe mis sur le marché par les nouvelles technologies que consomment l’Afrique et dont les conceptions se trouvent ailleurs. C’est donc les pays occidentaux et asiatiques, concepteurs des outils numériques, qui gagnent la plus grande partie de la valeur ajoutée de l’économie numérique tandis que l’Afrique, ses populations et ses individus sont tout simplement de la matière économique qui bénéficie des miettes du système. Ce que gagnent Kim Kardashian ou Paris Hilton grâce à leurs sextapes est largement plus élevé que ce que peut gagner « Nathalie » ou « Coco ». Mais, ces dernières, dans une Afrique et un Cameroun appauvris, mal gouvernés et sans moyens pour éduquer ses populations sont pour Cynthia la version populaire des réussites du capitalisme de surveillance. Comment donc protéger nos jeunes de la pollution culturelle lorsque l’Etat n’a pas les moyens pour le faire parce qu’en faillite et mal géré ? Comment éduquer nos jeunes lorsque les enseignants qui doivent le faire sont clochardisés ? Comment combattre les contre-modèles sociaux lorsqu’à la dernière CAN au Cameroun, ce sont des prostituées de la diaspora qui ont été invitées par les fonds publics pour marcher en tenues légères dans les halls des hôtels et vendre du « bois bandé » aux clients ? Je propose ici trois recommandations pour prévenir plutôt que punir :
La première recommandation, la plus fondamentale, revient, comme le fait la Chine, à concevoir ses propres moteurs de recherches, ses propres algorithmes et plateformes numériques en mobilisant ses ingénieurs, concepteurs, programmeurs et informaticiens. La technologie n’est pas qu’un instrument. Elle n’est pas neutre mais une forme technicisée d’une culture particulière, de ses rationalités et de ses rapports au monde. Concevoir ses propres technologies numériques et pas simplement copier celles des autres, est la meilleure façon de protéger ses cultures en traduisant techniquement et technologiquement ses contes, proverbes, mythes, traditions et épopées. Pour le moment nous absorbons tout ce que les autres cultures, notamment occidentales, construisent et promeuvent en dehors de nos préférences et habitudes culturelles.
La deuxième recommandation exige des formations des parents et des jeunes aux capacités et dangers des nouvelles technologies de l’information et de la communication de la maternelle au collège. Être enfant, adolescent et parents dans un monde avec les nouvelles technologies demande de nouvelles compétences numériques pour assurer décemment son autorité parentale. Je ne pense pas que Cynthia a bénéficié de telles formations et encore moins sa brave maman. De telles formations font déjà partie des programmes scolaires en Occident. Je pense qu’elles sont nécessaires lorsqu’on voit les dégâts dont Cynthia est le prototype. Ce sont les Etats qui les mettent en place en visant deux résultats : d’une part former les jeunes depuis la maternelle comme compétences aux nouvelles technologies, et d’autre part, éduquer ces mêmes jeunes aux dangers de ces nouvelles technologies grâce à des sociologues, des psychologues, des historiens, des anthropologues, aux économistes comportementaux et des informaticiens.
La troisième recommandation revient à mieux former les formateurs. Il faut donc mieux payer les enseignants camerounais sans lesquels la formation des jeunes laissera toujours à désirer. Il faut aussi mieux les former aux nouvelles technologies qu’ils doivent de plus en plus utiliser comme supports de cours. C’est à travers l’éducation nationale et la promotion de vraies valeurs de travail dans nos sociétés que les dégâts peuvent être limités. Une question se pose donc dans le cas du Cameroun : Le travail y est-il toujours une valeur au regard de ceux qui y sont des modèles de réussite ? Nos Etats doivent prendre le taureau par les cornes car nos enfants vivent dans un monde où Kim Kardashian est parti d’une sextape à une fortune qui se chiffre aujourd’hui à des milliards de dollars( $)
Thierry Amougou,
Economiste,
Université catholique de Louvain, Belgique.