Le discours sur Achille Mbembe, l’un de mes aînés et devanciers au Département d’histoire de l’Université de Yaoundé, (de l’époque avant 1993), se structure autour de son histoire. Quelle que soit la manière dont on analyse ses positions aujourd’hui, ce qui, en elles, déchaîne les passions, est la juxtaposition d’une perception de lui à deux époques de sa vie et de l’histoire de son monde.
L’intelligence et l’immense culture d’Achille ne se discutent pas. L’intellectuel accompli qu’il est, il promettait déjà de l’être dès la quatrième année où il pondit son mémoire si controversé sur l’UPC qui a tant fait parler chez-nous. Le texte, (à s’en tenir aux canons stricts de la science historique), était remarquablement bien écrit. Et plein, en cette période du parti unique, des éclairs historiques qui illuminent les charniers.
Le tout répressif de Yaoundé, à cette annonce, envahit l’université. Les barbouzes de la Vallée de la Mort se sont mis à rôder. Le Doyen de l’époque n’a pas voulu que ce mémoire de Maîtrise fût soutenu en public. L’examinateur eut peur de l’examiner. Pour finir, le travail fut soutenu en catimini dans un bureau, entre trois personnes, l’impétrant inclu. S’il eut une belle mention, il disparut aussi de la circulation. Nul ne sait plus où le trouver.
La machine à broyer se rapprocha d’Achille qui, à cette période, entra d’abord dans une sorte de clandestinité, avant de s’exiler. C’est là-bas, au loin, entre la France, et USA et l’Afrique du Sud qu’il bâtit sa légende contestatrice. À cette époque – désormais révolue – Achille était ce qu’il faut appeler un intellectuel opposant. Il l’était, d’abord, parce qu’il était opposé. Sa pensée s’est structurée sur la dénonciation de l’univers bâti par la colonisation.
La colonisation est fille des impérialismes ; eux-mêmes, une certaine conception de la supériorité. Leurs gènes se sont vus transférés à sa descendance : y compris dans la post-colonie, en une mécanique qu’Achille nomme brutalisme. L’univers mbembeien est donc un monde brutal de colonisateurs et de colonisés. Les premiers ont d’abord subi son ire. Avant de susciter son regard intéressé. Il semble net que la pensée d’Achille les conçoit comme seuls capables d’évoluer.
Les colonisés, pour Achille, sont deux groupes. Le premier est celui des dominants. C’est celui des ogres et des carnassiers. Prisonniers de leur nature immonde, ils ne peuvent s’en évader. Dictatures féroces, ils sont des avatars de l’existence ; des vies sans sens ; monstres qui vivent parce qu’il faut exister. Ils doivent être détruits. Et la seule épée capable de tuer cette hydre, pour Achille, c’est la démocratie. Il s’est donc joint à ceux qui la promeuvent et œuvre à l’apporter.
Les autres colonisés, ce sont les masses de jeunes nègres que l’univers détraqué colonial a engendrés. Ils sont un magma informe de cris, de fureur, de contestation et de passions. Pas de doute, pour Achille, ce sont toujours des colonisés. Mais, contrairement aux premiers, pense-t-il, ils peuvent encore être transformés. Taillables et corvéables, chiens rétifs de la meute, ils les a attelés à son traineau et pris son fouet pour se faire transporter.
Car, fondamentalement, pour Achille, comme pour tous, le temps passe. Au vieux monde colonial d’antan, se sont superposés d’autres impérialismes : moins hautains, peut-être un peu plus coopératifs, néanmoins, tous aussi cupides. Deux mondes enragés se disputent la supériorité. Achille, en eux, choisit le diable qu’il connaît à celui qu’il ignore. Et c’est, pour dire vrai, ce choix-là qui fait problème. Car quoi qu’on reproche à l’alternative, du mal que nous a fait l’Occident, elle n’a pas le dixième.
Achille a ainsi relancé la machine de notre recolonisation. Et de fort belle manière, puisqu’il vient dans l’avion du Sieur Macron. Quoi que soit ce qu’Achille nous propose, vient d’un monde qui, fondamentalement, nous méprise. Pour qui, ces cinq cents dernières années, nous fûmes des moujiks attelés à bâtir sa prospérité : comme esclaves de leurs champs et ouvriers de leurs chantiers ; sous l’indigénat, le fouet, l’opprobre, battus et humiliés.
Qui ces gens-là sont, Achille le sait, puisqu’il en a parlé. Prétend-il qu’ils aient changé ? Quand donc ont-ils changé ? Et lui-même, Achille, qui prétend n’avoir pas changé ; en quel jour cette France qu’il nous amène s’est-elle réconciliée avec son UPC ? Où se trouve encore le jeune intellectuel révolté, dans le costume de l’apparatchik sexagénaire que la Françafrique a retourné ? Car enfin, cette France, dans un monde qui se transforme, se sent plutôt veuve et, telle une vipère, hiberne et fait peau neuve.
Mais même si ses crocs d’ivoire ressemblent désormais à un Achille Mbembe…
Il est peu probable que leur venin ait changé…
Édouard Bokagne