Tout le monde ne vise pas la présidence. La plupart des vrais combattants veulent d’abord et avant tout un changement du cadre institutionnel.
Dans la conscience, les facultés qui sont touchées sont, au fond, l’intelligence et la volonté, c’est-à-dire la capacité de choisir en connaissance de cause.
En principe, avoir conscience c’est savoir si ce qu’on fait est bon ou mauvais. La conscience est donc un jugement.
Elle n’est cependant pas bien développée chez chaque homme : des hommes, de fait, souvent se laissent aveugler par leurs intérêts qui ne sont d’ailleurs pas toujours bien compris d’eux-mêmes. Ils en viennent alors, par leurs choix divers, à mettre en danger les autres, sans cesser de constituer une menace pour eux-mêmes, c’est-à-dire pour leurs propres intérêts bien compris.
À observer ces hommes, on s’avise de ce que l’intelligence multiplie la puissance, sans prodiguer la recette permettant d’en faire bon usage ; qu’on ne connaît pas les limites de l’intelligence, pas même celles de sa capacité de nuisance.
À ces hommes capables de discerner le bien du mal, mais qui optent délibérément pour le mal, ce qui manque c’est le sens et le souci du Bien commun : ils savent ce qui est bon ou mauvais, mais ils sont sans conscience en ce sens qu’ils se moquent du Bien commun, ne s’appliquent pas à le promouvoir, ni ne veulent seulement s’y employer. À preuve, leur complaisance, parfois, dans la guerre, cette force dont ils usent et abusent, qui n’est pas régie par la conscience, mais par des intérêts dont la particularité met en cause le destin commun qui déborde infiniment le sort singulier des belligérants.
La fonction normale d’une société organisée, des lois, est alors de prévenir et pallier les insuffisances de l’homme, quand il viendrait à ne pouvoir spontanément vivre en harmonie avec ses concitoyens. Et c’est aussi pourquoi il est nécessaire de former la conscience, notamment celle des gens qu’on éduque.
Il y a malheureusement ces hommes qui, certes, savent ce qui est bon ou mauvais, mais manquent de volonté, et comme le héros tragique antique, peuvent dire : « Je vois ce qui est le mieux et je l’approuve ; mais j’accomplis le pire » (Ovide, Métamorphoses) ; ou comme, plus tard, Saint-Paul, dans l’Épitre aux Romains : « Je ne fais pas le bien que je veux, tandis que je fais le mal que je ne veux pas ».
À nous autres qui ne sommes ni poètes, ni dramaturges, ni prophètes, ni apôtres, ni hommes de Dieu, ces hommes qui n’ont cure du Bien commun posent un problème qui ne relève pas de la fatalité comme chez les anciens Romains : seulement, et plus trivialement, de la préséance, problème qui peut s’énoncer ainsi : faut-il d’abord changer l’homme lui-même, ou bien au contraire la société, quand on aspire à un monde meilleur, ici-bas ?
C’est en répondant à cette question que sur la Toile, aux invectives dont certains d’entre nous sont désormais coutumiers, se mêlent des pépites
Deux problématiques se chevauchent : celle du changement d’homme, la seule sur laquelle beaucoup d’entre nous focalisent tout à la fois leur regard et leur énergie, sans compter sans doute leur temps et leur argent, s’ils sont, en outre, des militants, c’est-à-dire, des gens qui portent à bout de bras une vision du monde qu’ils entendent réaliser dans le monde social concret.
La seconde problématique est celle de la transformation des structures socio-économiques, politico-idéologiques. Ainsi faut-il changer de personnel politique, mais surtout transformer le/la politique, les règles du « jeu politique », les rapports sociaux entre gouvernants et gouvernés, le fonctionnement du pouvoir d’État, ses limites, qui supposent l’émergence, face à lui, de l’individu, non plus comme membre d’une ethnie/tribu, mais comme citoyen, et donc comme parcelle de souveraineté, et par suite, borne vivante, physique, politique, morale et juridique à l’expansion du pouvoir d’État.
Les malentendus qui jalonnent nos débats procèdent de ce que ceux qui tiennent à la résolution de la première problématique, laquelle enveloppe ce qu’on appelle l’alternance, croient que ceux qui exigent en outre les transformations institutionnelles affectant les rapports sociaux et la vie feraient de la « résistance’ », traîneraient traîtreusement les pieds, s’opposeraient insidieusement à l’alternance quand ils n’en seraient pas eux-mêmes et directement, les bénéficiaires attitrés.
Le fait toutefois est que si l’on peut changer de personnel politique sans changer de politique, on ne peut, en revanche, changer de politique qu’en changeant consécutivement de personnel politique.
Notre problème est donc de l’ordre de la priorité : faut-il changer le personnel politique d’abord, dans l’arrière-pensée que pour le reste, à savoir les modifications affectant les règles de fonctionnement, « on verra après »? Ou bien, faut-il amorcer, d’ores et déjà, des modifications touchant aux règles fondamentales de fonctionnement, dans l’attente que l’avenir aux portes ainsi entr’ouvertes vienne confirmer et affermir des transformations aux prémices ainsi esquissées ?
Voilà, en réalité, les termes exacts dans lesquels se pose, à ce jour, le problème de notre devenir commun.
Chacune des deux voies qui se partagent nos suffrages, nos choix, a ses avantages et ses limites en termes, non pas de condamnation vertueuse, mais de faisabilité.
Ainsi est-il, à l’évidence, plus immédiatement possible de modifier le personnel politique. Le système en place lui-même ne doit sa propre survie et sa reconduction permanentes qu’à cette possibilité qu’il s’est, dès longtemps réservée, d’intégrer en son sein, de loin en loin, du sang neuf, de nouvelles énergies, de nouvelles ressources humaines. Politologue appliqué à l’étude scientifique de nos réalités, Jean-François Bayart nomme « cadets sociaux » ceux que le système intègre de la sorte.
Il va toutefois de soi que les exigences actuelles vont au-delà de cette intégration de cadets sociaux: ce qui est réclamé à cor et à cri c’est le « départ » du chef d’État en exercice; ce que d’aucuns nomment tantôt « le chassement », tantôt « le dégagement », selon ces vocables qui tiennent, en partie, des torsions que notre « génie », ou notre paresse inflige à la langue française, en donnant l’impression qu’il y a du neuf là où il ne se passe, en fait, rien que l’humanité n’ait déjà connu, nommé et même analysé et conceptualisé.
Ainsi nos « chassements » dont le principe soulève tant de passion ne sont-ils que l’expression de ce que l’humanité, depuis toujours, nomme, la Révolte.
La révolte, en effet, a ceci de particulier qu’elle part du réel à l’idée qui nie ce réel, et s’y arrête.
C’est exactement ce qu’exprime notre « chassement » actuel : chassons, dégageons d’abord le chef d’État actuel, et le reste, on en parlera après. Ce n’est donc qu’une révolte, le chassement, l’alternance, le changement de personnel politique.
En revanche, la Révolution quant à elle, part du réel à l’idée qui nie ce réel, mais lui en substitue une autre, tout à fait autre justement, et qui retourne au réel, pour le modifier : pas pour changer simplement le personnel politique ; mais pour changer le/la politique, de sorte que, désormais, quels qu’en soient les acteurs, que cela ne puisse s’effectuer que d’une certaine façon déjà arrêtée d’un commun accord.
La révolution comporte deux aspects fondamentaux. Politique, elle consiste à modifier profondément le droit, car on ne saurait aspirer à transformer le monde en commençant par conserver la constitution, c’est-à-dire la loi fondamentale, en l’état. Sociale, la révolution vise, par-delà le droit, la transformation de l’économie, des rapports sociaux qui s’y greffent et l’accompagnent, de la vie, et des liens à la nature.
C’est la démarche ainsi entendue qui porte en germe l’alternative, laquelle dit en somme qu’on ne supprime que ce qu’on peut remplacer; qu’on peut ôter le chef d’État en exercice, mais sans supprimer la possibilité d’officier de même qu’il a pu le faire, lui; qu’il faut donc s’assurer de la faisabilité, non pas d’une autre pratique de la politique, c’est-à-dire une de plus, mais d’une pratique autre du/de la politique, c’est-à-dire une praxis inédite, distincte et différente non seulement par sa forme, mais en outre et surtout par sa nature, c’est-à-dire sa substance, son contenu. C’est cela l’alternative : supprimer en sachant exactement quoi mettre à la place de ce qui est supprimé. C’est différent du « ôte-toi de là que je m’y mette ».
Pour le dire autrement, l’alternance repose sur la croyance que la valeur des institutions dépend de celle des hommes préposés à leur application ; disposant de tels hommes vertueux, il n’y aurait plus nul besoin de s’embarrasser de grands bouleversements des structures institutionnelles, une simple régulation administrative dépolitisée suffisant amplement à la bonne gestion politique du pays ; de mauvaises lois pourraient donc, entre de bonnes mains, produire éventuellement des effets humainement et socialement satisfaisants, du moins en principe ; il faudrait par suite orchestrer de vastes déplacements d’hommes sur la scène politique, l’arrière-pensée étant qu’il en résultera un meilleur fonctionnement des mêmes institutions conservées en l’état, du moment que ce qui est en cause, c’est la ‘’gestion’’ des hommes au pouvoir.
L’alternative, certes, admet bien que ce que nous faisons dépend de ce que nous savons ; il faut donc impulser le mouvement des idées, qui enclenchera celui des esprits, à partir duquel s’obtiendra celui des institutions. Autrement dit, il faut informer au double sens d’apporter des informations en vue de donner forme concrète à une conduite consécutive ; mais toutes les informations et par suite toutes les formations ne se valent pas ; elles n’ont pas davantage la même portée ; elles n’ont ni la même signification ni la même valeur, et n’enveloppent pas non plus les mêmes effets. Elles ne sauraient, en conséquence, conduire à élaborer les mêmes institutions. Mauvaise, une institution ne pourrait que sécréter un comportement mauvais lui aussi, et par suite, nocif pour les hommes et la société. Bonne en revanche, une institution autoriserait la promotion de conduites bonnes elles aussi, du moins en principe ; de sorte qu’une conduite mauvaise ne pourrait alors relever que de son dysfonctionnement accidentel, contingent, et non pas nécessaire, systématique, sa marche étant globalement satisfaisante par ailleurs. Relevant de l’exception et non pas de la règle, les tares individuelles ne sauraient alors hypothéquer le fonctionnement normal d’institutions prévues pour vivre au-delà de l’expression personnalisée que tels hommes ou tels autres peuvent lui imprimer à tel moment ou à tel autre, le principe de continuité, administrative entre autres, énonçant précisément que les hommes passent, et les institutions demeurent.
Le problème de notre devenir commun peut, dès lors, de manière succincte, s’énoncer dans les termes suivants : alternance ou alternative ? Ou encore, révolte, ou révolution ? Autrement dit, que vaut-il mieux pour nous : abandonner notre destin commun à l’exercice d’un pouvoir individualisé, personnalisé que seul saurait modifier la mort physique de son détenteur ou bien, au contraire, nous donner un pouvoir assujetti à des règles connues de tous et insensibles, imperméables aux caprices éventuels des individus préposés à son exercice au sein de l’appareil d’État ?
Ce genre de question ne se tranche pas sur nos désirs, souhaits personnels ; mais judicieusement et avantageusement sur ce qui est faisable et avantageux pour notre devenir commun. Nos souhaits comme nos désirs sont forcément multiples, divers, contradictoires, mais surtout difficilement conciliables en raison de leur subjectivité. Pour cette raison, ils sont impropres à nous aider à décider de notre devenir commun. Si subjectives qu’elles puissent, elles aussi être, nos idées en revanche ne se destinent pas simplement à être comprises, elles veulent surtout faire comprendre. En recourant à l’explication, à la documentation, à l’argumentation, à la démonstration, nous acceptons forcément un égal recours contre nos idées, parce que nous avons conscience que la vérité surgit du débat contradictoire et non pas du soliloque ; que la liberté, pour elle, d’apparaître, suppose une égale liberté pour le faux, du moment que personne ne détient de science infuse ; que ce qui n’a pas été défendu par des arguments publiquement exposés et délibérément adoptés, finit toujours par s’effondrer, y compris tout seul, quand nul ne s’y attend. Nous savons ainsi que seules nos idées sont propices à la détermination de ce que nous entendons, chacun, faire de notre destin commun : parce qu’elles sont destinées à être exposées, démontrées, argumentées, documentées, partagées, et par suite examinées et discutées, nos idées nous disposent à viser la conversion de notre destin commun en un commun dessein.
S’il faut ainsi tabler sur nos idées plutôt que sur nos désirs, sur lesquelles d’entre elles pourrions-nous faire fond ? Il faut partir de ce que dans le Kamerun de demain, il n’y a personne à frapper d’anathème, personne en qui désigner la cible d’un ostracisme : seulement des différences multiples et diverses certes, néanmoins destinées à être ordonnées à l’accomplissement d’un dessein commun, plutôt que simplement vouées à faire vivre ensemble.
Notre problème, à dire vrai, n’est pas, n’a même jamais été de ‘’vivre ensemble’’ : il faut cesser de se représenter la période antécoloniale comme l’ère de massacres jubilatoires à tout va auxquels, chance inespérée, le bon vieux colonialisme serait opportunément venu mettre un terme, nous empêchant de nous adonner à notre penchant agressif favori ; Anta Diop, Obenga et Césaire ont définitivement établi le caractère policé de notre civilisation de l’époque ; de sorte qu’on peut conclure qu’incapables de nous accorder de la considération les uns les autres, jamais nous n’aurions mené une guerre d’indépendance comme, ensemble, nous l’avons fait, dans d’immenses et inextricables difficultés, et néanmoins avec le succès qu’on sait désormais.
En son fond, notre problème commun, celui qui touchant à notre destin commun engage sa conversion en un commun dessein, ce problème-là est précisément celui du dessein commun. Il se détermine face à l’ennemi commun qui, nous faisant un sort commun, nous fait du même coup obligation de nous en tirer en nous forgeant un avenir commun de notre propre et libre choix. C’est précisément cette possibilité d’exercer notre propre créativité, de façonner notre propre avenir selon notre volonté expresse qui, faisant problème aux yeux de l’impérialisme, a bien fini par le devenir aux nôtres aussi, par ricochet.
Toutes sortes de procédés sont usités pour disqualifier le dessein commun comme but de l’action commune digne d’intérêt : quand on ne met pas en avant la multiplicité et la diversité comme étant elles-mêmes, non seulement un problème, mais le problème de fond par-dessus le marché, on nous fait miroiter la combinatoire des différences comme unique solution. Mais sur la question du dessein, et surtout du dessein commun, on nous met la muselière : pourquoi parlerions-nous en notre propre nom et responsabilité, du moment que d’autres l’ont déjà fait, qui se sont, il est vrai, arrogé la parole ! Ainsi se sont-ils inventé leur problème à eux qui serait de faire vivre ensemble des gens qui n’en demandaient pas tant, et qui, se sachant contraints à un destin commun ouvrant sous leurs pas un chemin commun entendaient simplement se donner la même destination.
Hier pourtant, les Ruben Um Nyobè ont ordonné nos différences de toutes sortes, y compris les différences, et même les différends socio-économiques entre riches et pauvres, qui eux divisent même à l’intérieur des autres différences, celles des ethnies/tribus, des langues, des religions, des terroirs, etc, les Um les ont ordonnées, dis-je, à l’accomplissement d’une révolution politico-idéologique, à ce jour, malheureusement inachevée.
Il nous faut faire tout ce que nous ambitionnons de faire en sachant les deux choses que voici :
(1) Nous avons une révolution politique à mener à son terme : c’est bien plus que la seule alternance politique.
(2) Nous devrons, dans la foulée, accomplir une révolution sociale qu’appellent nos inégalités criardes actuelles.
S’atteler à l’un quelconque de ces deux problèmes de fond, ce n’est pas du tout faire vivre ensemble des communautés différentes : seulement leur proposer un projet commun, en somme, une projection d’elles-mêmes dans l’avenir, ce que, à la différence des bêtes, font tous les peuples du monde, quand ils sont un corps politique. Notre malheur, justement, c’est, malgré notre guerre d’indépendance, et même à cause d’elle, d’être considérés comme n’étant ‘’pas encore’’ un corps politique. Ceux qui ont combattu notre projet d’indépendance, ceux à qui ils ont mis le pied à l’étrier par la suite, l’ont toujours cru et dit : si nous sommes des ethnies/tribus comme ils le répètent à satiété, nous ne pouvons pas être, d’après les normes contemporaines analysées par une philosophe telle qu’Annah Arendt, ce qu’on appelle un « corps politique ». Nous ne serions donc ‘’pas mûrs pour…la démocratie’’ par exemple. Entre autres carences surabondamment utilisées comme alibis à notre domination.
Or toute la politique faite sans nous, et donc contre nous, de l’époque coloniale à ce jour, ne voit partout que des ethnies/tribus. On nous propose même de constituer des « fédérations » et des « confédérations » d’ethnies/de tribus. Émise en plein désarroi, quand des camps campent, chacun, de façon autiste, sur leurs positions, l’idée fédérale peut sembler séduisante et même praticable.
Elle se heurte, toutefois, à quatre ou cinq objections fondamentales :
(1) il est impossible, au sein du capitalisme en expansion, de confiner les ethnies/tribus, chacune, à un espace propre à elle et à elle seule : nos migrations internes que nous nommons des exodes ruraux obéissent aux besoins de main-d’œuvre nés au sein du capitalisme marchand, puis industriel ; pour cela, l’idée des fédérations ethniques/tribales, ou même « communautaires » comme on dit désormais, est invalide.
(2) Le fédéralisme marche bien dans un État ou des États qui ne sont dominés par aucun autre au monde, et qui peuvent même s’en autoriser pour en dominer d’autres, au contraire ; en revanche, dans un pays déjà dominé, le fédéralisme prête aisément le flanc à la scissiparité, à la division indéfinie, tout dépendant de la localisation des ressources, notamment celles du sous-sol : l’évolution contemporaine du capitalisme mondialisé, globalisé délaisse l’engouement pour les territoires au profit du seul intérêt pour les ressources. Cela emporte une conséquence à ne pas perdre de vue : on peut, le cas échéant, détruire un territoire donné, sa population comprise, pour s’emparer de ses ressources, quitte à le reconstruire après coup, si nécessaire ; d’ailleurs, déjà inventée et testée, la bombe à neutrons est destinée à cet office : elle tue le vivant, mais épargne soigneusement les biens matériels, les seuls qui intéressent le capitalisme.
(3) Mais le pire, pour nous, c’est notre carence criarde en capital humain : notre ignorance de la cartographie de notre sous-sol, et l’absence d’une masse critique suffisante de cerveaux endogènes capables d’en opérer l’exploitation, la transformation, sur place.
(4) Cette carence, nous l’accusons au moment où l’idée ne se discute plus que la puissance, désormais repose sur le cerveau, et l’avenir des peuples aussi, en conséquence. Depuis qu’Alvin Toffler l’a indiscutablement établi dans Les Nouveaux Pouvoirs, les autres, qui se projettent dans un avenir bien à eux, rivalisent de zèle pour trouver de nouvelles techniques pédagogiques. Et nous, que faisons-nous ? Nous manions le bâillon, décapitons les intelligences à tour de bras, et sautons d’une prétendue nouveauté pédagogique à une autre, sans explication, sans critique notamment de la précédente, l’œil rivé sur ce qui peut nous être offert en échange, à titre personnel, exactement comme au bon vieux temps de la Traite négrière, avec ceux qui, pour de la verroterie, livraient leurs congénères, sans état d’âme. D’ailleurs ce schéma demeure le mieux indiqué, pour qui entreprend de s’expliquer ce qui nous arrive aujourd’hui encore, à nous comme peuple, donc, comme corps politique.
(5) Notre École, en son état actuel de décrépitude, nous sauvera d’autant moins qu’elle n’accomplit plus même avec satisfaction les fonctions autrefois dévolues au Mamadou et Bineta de l’enfance de certains parmi nous : on peut sortir du cycle primaire, et même s’aventurer assez loin dans le suivant, sans savoir lire, écrire et compter ; d’ailleurs, dyslexie et dysorthographie sont des tares partagées même à un niveau plus élevé encore. C’est dire ! La solution alors ? Faisons ce qui a été fait pour avoir les meilleurs de nos cerveaux, dont beaucoup, souvent par notre faute, nous ont quittés : le progrès et le Bien, ne sont pas dans la nouveauté en soi ni dans toute nouveauté, seulement dans notre propre créativité que nos méthodes pédagogiques actuelles, ne nous en déplaise, brident. Et, elles ne peuvent faire autrement, l’École n’étant que la continuation de la guerre, par d’autres moyens. Tout le monde l’a compris, sauf nous. Enfin, ceux qui, chez-nous, sont censés « décider » pour tous.
À en juger par notre propension aux invectives, tels qu’ils sont menés sur les réseaux sociaux, nos échanges sur l’ensemble des questions ainsi brassées serviraient de révélateurs aux phobies et ressentiments éprouvés par les uns envers les autres. Cette fonction d’exutoire, à condition d’être bien comprise, ne saurait passer pour dénuée de tout intérêt. Cela déjà.
L’intéressant cependant est que ce débat sur « alternance ou alternative ? » n’est pas oiseux : selon qu’on opte pour l’une ou l’autre, on se dispose à entreprendre des actions sur soi ou sur le monde.
Dans l’optique de l’alternance, on pose que la valeur des lois et des structures dépend de celle des hommes préposés à leur application et à leur fonctionnement. On en conclut qu’il faut donc changer les hommes eux-mêmes.
Cela peut s’entendre en deux sens : d’abord, rendre les hommes bons, au plan moral, de sorte qu’ils puissent se soucier, non plus de leurs seuls intérêts égoïstes, mais encore et surtout du Bien commun. Dans un second sens, changer ainsi les hommes enveloppe leur déplacement sur la scène politico-idéologique et socio-économique : ce qui se ferait en évinçant des postes de responsabilité ceux qu’on juge corrompus, incompétents, etc, au profit de ceux qu’on estime dénués de ces tares.
Disons tout de suite que ce choix n’est pas à traiter par dessous la jambe : c’en est un qu’on peut, à bon droit, effectuer et réaliser.
Cela dit, le partisan de l’alternative souligne simplement l’idée que le but de notre action n’est pas de devenir individuellement bon, mais de rendre bon le monde alentour. Pourquoi ? Essentiellement parce que c’est en transformant le monde autour de soi qu’on se transforme soi-même. Un peu comme on convient d’ordinaire que c’est en forgeant qu’on devient forgeron.
Le problème ne se pose pas moins de savoir s’il faut d’abord changer l’homme ou plutôt le monde. Disons tout de suite qu’il n’y a pas de réponse univoque et invariable à cette question. Il n’y a pas non plus de réponse arbitraire. Car tout dépend du type de changement qu’on entend implémenter : il y a des situations qui seront aisées à transformer sans qu’il ait été besoin de modifier, au préalable, et fondamentalement les mentalités et les habitudes des hommes en société.
Mais il est d’autres situations dont la moindre amélioration suppose qu’on ait pu, au préalable, bousculer maints stéréotypes, maintes croyances, maints préjugés. Sinon, c’est peine perdue d’entreprendre quoi que ce soit.
Les difficultés de toute révolution sont inscrites dans les choix à faire dans l’ordre des questions ainsi signalées : quelles sont les transformations qu’on peut effectuer en gardant, pour l’essentiel, les choses en l’état, et quelles sont celles qui appellent, impérativement, comme préalables incontournables, d’autres changements portant sur les croyances, les pensées, les mœurs, les comportements, voire en partie sur les institutions et structures, etc. ?
Par exemple, chez-nous aujourd’hui, des gens jugent qu’« un Bamiléké (ou un Anglo-Bami), ne doit pas devenir président de la République ». Il est clair qu’en l’absence d’un travail affectivo-intellectuel préalable en direction de la portion de notre société acquise à ce credo, l’on se dirige vers un drame, sans doute mineur, mais un drame tout de même, en portant un Bamiléké (ou un Anglo-Bami) au pouvoir d’État. Il ne s’agit pas de faire droit aux craintes des uns ni de brider les espérances des autres : seulement de répondre à une inquiétude, une peur, une angoisse, dans la perspective d’associer à l’action éventuelle de changement d’homme, comme on dit désormais, toutes les « composantes sociologiques », c’est-à-dire ethniques/tribales de notre société.
Mais il faut, au préalable, prendre la mesure exacte de cette phobie du Bamiléké (ou de l’Anglo-Bami), sous peine de créer un malentendu là où il s’agit de tirer au clair un problème. Cette phobie est, dans l’Histoire pratique de notre pays, un legs hérité du colonialisme, et précisément, de sa branche militaire. Depuis des décennies le philosophe Sindjoun Pokam nous en dessine l’arborescence à partir du texte fondateur d’un colonel préposé à la répression des maquis ordonnés à notre guerre d’indépendance en région bamiléké. Lamberton qui entend, comme on dit, diviser pour mieux régner, mais aussi dépolitiser pour mieux séparer comme on le dit moins, et naturaliser pour disqualifier toute tentative de changement, identifie dans les Bamiléké des « étrangers » venus du Nigéria, et des dangers pour l’avenir de ce pays qu’ils envahissent, et dans la « chaussure » duquel ils sont « un caillou bien gênant » dont il faut, en conséquence, se débarrasser.
Il est aisé, comme le montre le philosophe, de retrouver dans le lexique politique de l’après Lamberton, même simplement replâtrée, la rémanence persistante des germes de haine savamment répandus par le colonialisme. Il n’y a pas jusqu’à la constitutionnalisation des vocables comme ceux d’ « allogène’ » et d’« autochtone » qui ne soient, ne nous en déplaise, des avatars du vieil esprit colonialiste dont nous peinons à nous départir. Faute sans doute d’avoir rompu le cordon ombilical, et choisi en toute lucidité et fermeté de prendre notre destin en main ; ce qui ne se peut qu’à condition de disposer d’un commun dessein dont nous nous sommes interdit l’avènement en donnant congé au débat d’idées entre nous, la muselière nous paraissant la parure qui sied le mieux à ceux qui ont quelque chose à dire, et à donner à penser.
Soit dit en passant, l’effet du choix politico-idéologique et militaire du colonel Lamberton fut, sur le moment, le génocide effectué à l’aide du napalm descendu du ciel. Les historiens l’établissent désormais. Mais ce qu’on appelle l’ « unité », même affublée de l’épithète « nationale », n’est pas, et ne saurait être un dessein, surtout une fois tracé d’avance : l’unité n’est pas un souci posé d’avance : seulement une préoccupation permanente, rencontrée à chaque moment d’une lutte ; c’est donc un combat d’idées avant de devenir le signe distinctif d’on ne sait quel « génie » politique. D’en avoir fait le point de départ d’une démarche politique plutôt que son issue éventuelle explique qu’elle ait pu devenir l’alibi de maintes dérives, à commencer par celle qui a consisté à ôter la parole libre, et par suite la pensée délibérée, lucide, et individuellement assumée, en toute responsabilité. Peuple uni n’est point peuple unanimiste, sauf dans nos têtes dirigeantes qui, même après Um, après Moumié, ont cru bien faire en jetant en prison jusqu’aux Marcel Bebey Eyidi, fondateur, en France, de l’Unek, (Union nationale des Etudiants kamerunais) il est vrai, mais qui ne disposait pas de maquis : seulement de la pensée libre.
Mais en empêchant de parler, nous nous sommes surpassés, en empêchant, du même coup, de penser. Ainsi ne disposons-nous pas d’une opinion publique éclairée, vaste, ferme, polycentrée et solide, plurielle et par conséquent tolérante. Non. Nous ne pouvons donc pas avoir à affronter les problèmes de démocratie qui se posent et ne se posent qu’aux peuples qui, ayant fait le choix de se parler, disposent d’une opinion publique qui limite les dérives de toutes sortes, notamment en matière de gouvernance.
Même un des plus beaux fleurons de la politique menée depuis 1960, la pratique des « dosages » et « équilibres » en quoi d’aucuns veulent lire notre « originalité » et pour ainsi dire notre « génie » politique, n’est encore qu’une laborieuse mise en application des idéologèmes ensemencés par les Lamberton.
J’ai, ailleurs, déjà établi que cette pratique fort prisée n’est rien d’autre qu’un voile jeté sur la lutte des classes en ce sens précis que si en amont on choisit d’après l’ethnie/la tribu, et d’après un quota affecté à chacune, en aval on regroupe de petits privilégiés appartenant à la petite-bourgeoisie, et se situant au-dessus des ethnies/tribus qui sont, au demeurant, phagocytées, ne nous en déplaise, par les classes sociales. La politique des dosages et équilibres prétendument ethniques/tribaux vise tout bonnement à gommer les tensions intra-ethniques/tribaux, plutôt qu’à réguler on ne sait quel conflit entre ethnies/tribus, en lui fournissant on ne sait quelle voie d’évitement. Sans compter qu’est fausse note idée de l’ethnie/la tribu, qui en oblitère la filiation matriarcale, retient le seul père comme point d’ancrage, et répudie, en conséquence, les origines mêlées, subrepticement, honteusement, sans se l’avouer, et en nous le dissimulant, pratiquant de la sorte, au nom d’une prétendue justice, une politique foncièrement injuste qui justifie l’injustice. Sans compter que la quotification elle-même repose sur un inqualifiable arbitraire qui n’a cure de l’évolution démographique, et qui frise, en conséquence, un malthusianisme de fait.
Ainsi dire qu’il y a à choisir entre alternance et alternative, révolte et révolution, ce n’est pas tracer une ligne de partage entre des camps désormais censés se combattre : seulement mettre le doigt sur des tâches complexes en elles-mêmes déjà prises séparément, et plus complexes encore une fois mises ensemble.
C’est, en conséquence, en appeler à notre obligation de respect des uns et des autres, du moment que nous avons en partage, ne nous en déplaise, un destin commun que chacun croit pouvoir rendre meilleur pour tous dans les choix qu’il effectue, et qu’il nous faut nous appliquer à convertir en un commun dessein, de toute nécessité, sous peine de devoir assister à la déliquescence de notre pays que des forces habituées, comme par jeu, à «détruire pour reconstruire», pourraient bien, sans état d’âme, mais par calcul, nous aider à orchestrer, inconsidérément.
Guillaume-Henri Ngnépi